Le rôle joué par la Mosquée de Paris durant la guerre n'est pas encore bien clarifié. Il semble qu'elle ait sauvé des Juifs, quelques Juifs. Un article écrit en 2013, juste avant la sortie d'un film revient sur ce sujet :
Conclusion de l'article de Ethan Katz (suivi d'un article de Jean Corcos sur la même sujet)
« La Mosquée de Paris a-t-elle sauvé des juifs ? Une énigme, sa mémoire, son histoire », Diasporas ,
21 | 2013, :
À la fin de leur livre pour enfants consacré à la mosquée, Karen Ruelle et Deborah Durland-Desaix admettent que leur histoire reste « enveloppée de mystère ». Elles affirment pourtant posséder de nombreuses pièces d’un puzzle « qui, mises ensemble, croyons-nous, fournissent une preuve convaincante : les vies de juifs ont été sauvées par les musulmans de la Grande Mosquée de Paris. » Robert Satloff conclut de manière identique : « Les fondamentaux de cette histoire sont de la plus haute importance […] Au cœur de l’Europe, quelques Arabes ont sauvé quelques juifs durant l’Holocauste.119 » Cependant, pour les historiens qui examinent des éléments de preuve contradictoires, le tableau est moins net. Le cas de la Grande Mosquée propose une version peu commune de la question récemment soulevée par Eleazar Barkan : « Les récits historiques explicitement destinés à influencer les relations ethniques et nationales peuvent-ils être rédigés sans violer les obligations et les règles de la discipline ?120 » En général, les mythes interrogés par les historiens sont de ceux qui renforcent, plutôt qu’ils ne les contredisent, les versions unilatérales d’un conflit. Dans de tels cas, et bien qu’une vérité plus complexe puisse être douloureuse, elle peut offrir une reconnaissance aux deux parties, en proposant une version plus mélangée (blended) de l’histoire en question, et en préparant le terrain à une possible réconciliation. À l’inverse, dans le cas de la Grande Mosquée, le récit le plus mythique ne semble pas renforcer les haines enracinées, mais plutôt offrir une promesse de réconciliation. Ce faisant, cependant, il obscurcit une réalité historique plus complexe et, comme je l’ai suggéré, conforte une vaste série de perceptions problématiques qui troublent la compréhension mutuelle judéo-musulmane.
61 Comme je l’ai avancé dans la première partie de cet article, trois grands débats historiographiques peuvent concourir à expliquer les mythes et le silence qui entourent l’histoire de la Grande Mosquée de Paris et des juifs sous l’Occupation. La deuxième partie de l’article propose un compte rendu circonstancié de la documentation complexe, ambiguë, relative à cette histoire. Qu’il me soit permis de conclure par une brève discussion des problèmes inhérents à ces trois débats, et par la manière dont j’espère fournir aux historiens des clés pour les aider à les surmonter. Dans le cas du « syndrome de Vichy », l’opposition persistante et manichéenne entre collaboration et résistance occulte une réalité historique qui suppose que le comportement de la plupart des gens, dans la France occupée, ne peut être définie qu’en nuances de gris. Il en va de même pour plus de 100 000 musulmans français durant la guerre. Puisqu’un nombre croissant d’historiens et de militants appellent à inclure les musulmans dans l’histoire de la France contemporaine, ils doivent insister pour que ceux-ci jouissent de la même attention et du même examen que d’autres groupes. Une telle entreprise exige une représentation nuancée des choix des musulmans sous l’Occupation. Diverses considérations politiques, en Europe et au Moyen-Orient, continuent d’alimenter le deuxième débat historique : les mythes contradictoires à propos des juifs sous domination musulmane. Dans la France d’aujourd’hui, les tensions entre juifs et musulmans, aussi bien que le défi de l’intégration de ces derniers, ont ravivé des récits insistants qui romancent l’histoire d’une communauté et d’une harmonie judéo-musulmanes prétendument éternelles, ou qui les récusent comme une extravagante impossibilité. En examinant de près les éléments culturels communs, les inégalités cruciales de statut et l’instinct de survie qui ont concouru à déterminer les choix de Si Kaddour Benghabrit et de la mosquée sous l’Occupation, j’ai tenté de commencer ici à rompre avec la mainmise a-historique de ces mythes contradictoires sur tant de récits des relations judéo-musulmanes.
62 Cependant, la dichotomie la plus dangereuse est celle qui concerne les rapports entre les musulmans et l’Holocauste. De même que Benghabrit a compris le danger que représentaient des photographies le montrant en compagnie de soldats allemands, de même les tentatives pour établir un lien sommaire entre les musulmans et l’Holocauste déforment de manière vénéneuse passé et présent. Un tableau complet des choix de la mosquée peut contrecarrer de telles entreprises, en offrant la preuve documentée d’actes courageux accomplis par des musulmans en faveur de juifs et de la Résistance. Un second ensemble de discours opposés sur les rapports entre musulmans et Holocauste les posent exclusivement comme victimes, dans une histoire identique ou analogue. Dans cette interprétation, si les musulmans ont joué un quelconque rôle dans la Shoah, c’est donc à titre de victimes ou de « bons », le mieux étant qu’ils puissent être considérés comme les deux à la fois. Si l’on considère que les musulmans n’ont eu aucune influence face à l’Holocauste, de telles représentations leur confèrent des titres liés à leur statut de victimes ultimes.
63 À l’inverse, une poignée de romans récents, rédigés par des musulmans francophones, ont vu dans l’Holocauste une norme universelle ou une métaphore pour traiter de la violence horrible subie par les musulmans algériens, spécialement durant la guerre d’indépendance et la guerre civile des années 1990121. Alors que ces représentations ne considèrent pas les musulmans comme agents de l’Holocauste, elles font de l’Holocauste une métaphore non simplement de la souffrance des musulmans, mais aussi des actes perpétrés par des musulmans (contre d’autres musulmans). Elles font également de la connaissance de l’Holocauste un outil critique pour la compréhension de la violence et des atrocités commises dans l’Algérie contemporaine. De même, ces dernières décennies, une poignée d’intellectuels a remis en question les représentations arabes classiques de l’Holocauste, défendant sa dimension universelle et sa réalité en tant que traumatisme majeur de l’histoire juive122. En dépit des problèmes qu’il soulève, le récent travail de Gilbert Achcar accomplit un pas en avant particulièrement révolutionnaire, car il insiste sur la reconnaissance arabe de l’Holocauste ; il analyse avec soin les diverses réponses politiques arabes au national-socialisme (en condamnant durement les Arabes qui ont soutenu le nazisme) ; et il critique la négation de l’Holocauste répandue dans le monde arabe comme à la fois injuste et autodestructrice123. De telles voix ménagent des ouvertures importantes qui peuvent permettre l’émergence de nouveaux discours. À travers l’exemple de la mosquée, les historiens pourront pousser plus loin leurs développements, en écrivant une histoire plus exacte où le pouvoir musulman s’est avéré déterminant vis-à-vis du sort des juifs, et où des musulmans ont exercé de multiples formes d’action, y compris associées à la machinerie de mort des nazis et de Vichy.
64 Dans ces conditions, écrire l’histoire de la Grande Mosquée de Paris sous l’Occupation est une chance nouvelle d’écrire une « histoire mêlée » (blended history) ou ce qu’Elazar Barkan appelle un « récit complexe » qui se confronte directement aux affirmations contradictoires et mythologiques des diverses parties prenantes au passé124. Tout ceci exige une mise en intrigue prudente, qui confirme la résistance, la collaboration et l’accommodement de la mosquée et de son recteur, Si Kaddour Benghabrit. À travers la présentation de cette réalité au grand public, les historiens peuvent aider à dépasser les logiques manichéennes qui traversent les frontières de l’espace et du temps, et qui ont trop longtemps limité notre compréhension des vies et des choix des juifs et des musulmans sous l’occupation nazie.