Succédant aux Omeyyades, les Abbassides forment une dynastie musulmane qui règne sur le califat abbasside de 750 à 1258.

Le fondateur de la dynastie, Abû al-Abbâs As-Saffah, est un descendant d'un oncle de Mahomet, Al-Abbas ibn Abd al-Muttalib. Proclamé calife en 749, il met un terme au règne des Omeyyades en remportant une victoire décisive sur Marwan II à la bataille du Grand Zab, le 25 janvier 750.

Après avoir atteint son apogée sous Hâroun ar-Rachîd, la puissance politique des Abbassides diminue, et ils finissent par n'exercer qu'un rôle purement religieux sous la tutelle des Bouyides au Xe siècle, puis des Seldjoukides au XIe siècle. Après la prise de Bagdad par les Mongols en 1258, une branche de la famille s'installe au Caire, où elle conserve le titre de calife sous la tutelle des sultans mamelouks jusqu'à la conquête de l'Égypte par l'Empire ottoman, en 1517.

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"Les Omeyyades (661-750), qui ont remplacé le califat électif des premiers temps de l'islam (632-661) par une monarchie héréditaire et qui ont fixé leur capitale à Damas, ont éveillé beaucoup de mécontentement tant parmi les musulmans que dans la masse des peuples soumis aux Arabes, et au premier chef celui de la famille du Prophète qui affirme que le pouvoir doit lui revenir. Celle-ci comprend les petits-enfants de Mahomet, issus de sa fille et d'Ali, vaincus naguère à Kerbela (680) et les descendants d'un oncle du Prophète, Abbas, qui agissent dans l'ombre. Ayant déjà l'oreille de quelques Arabes, ces derniers envoient, dès 718, des émissaires en Iran oriental, au Khorassan, en Transoxiane, où ils pensent à juste titre être mieux accueillis qu'ailleurs. L'un d'eux, un chrétien, Hidash, est arrêté et supplicié en 736, mais leur agitation souterraine porte ses fruits. Chrétiens, juifs, mazdéens et musulmans convertis de fraîche date apportent leur soutien. Enfin Abu Muslim les réunit en une armée et marche sur Damas. Les Omeyyades sont massacrés et remplacés par les descendants d'Abbas, les Abbassides.

Ce sont donc bien des membres de la famille du Prophète qui accèdent au pouvoir, mais ce ne sont pas ses descendants directs, les Alides, que l'on ne tardera pas à appeler les chiites ; ces Alides n'acceptent pas plus Abbassides qu'Abu Muslim dont le grand rôle se voit fort mal récompensé. On finit par se débarrasser de celui-ci, on opprime ceux-là et dans les décennies qui suivent on en tue un grand nombre. Ces répressions contrastent vivement avec le règne de la justice et de la piété qu'on déclare instaurer, comme contrastent aussi le développement des sentiments religieux et la richesse, l'éclat, la pompe, la recherche éperdue des plaisirs, l'imitation de l'ancienne monarchie des Perses sassanides prise comme exemple par la cour.

Les grands bénéficiaires de cette révolution sont les Iraniens. On leur donne des gages en les plaçant à des postes de confiance, en mettant entre leurs mains les leviers de commande : on appelle les Barmakides aux fonctions de vizir, qu'ils en portent ou non le titre ; on transfère la capitale de Damas, ville sous influence hellénistique, en Mésopotamie, terre alors de culture iranienne. Bagdad y est fondée en 758 par al-Mansur (754-775) qui renoue par ailleurs avec la monarchie héréditaire en nommant de son vivant son fils al-Mahdi (775-785) comme successeur. Le rôle de la culture iranienne dans la formation de l'art et de la civilisation islamiques, légère à Damas, s'accroît. Le persan, détrôné par l'arabe, parvient à survivre, alors qu'en Syrie, en Iraq, en Égypte, le grec et le copte disparaissent à peu près complètement et qu'au Maghreb le berbère perd beaucoup de ses positions. Dès les IXe et Xe siècles, il fait son retour avec le premier poète qui l'utilise, Rudaki (v. 859-941), avec le premier prosateur, Bel'ami (mort en 974), et il triomphe avec le chef-d'œuvre du Chah-name de Firdusi, nommé le Homère de l'Iran, mais qui en serait plutôt le Dante, parce que, comme lui, il assure l'existence d'un idiome vernaculaire face à une langue officielle et sacrée."

Extrait de l'article  Les Abbassides : les legs culturels d'un empire éphémère de Jean-Paul Roux , 2001 , in revue Clio

 

PAPE OU EMPEREUR : LE CALIFE AU TEMPS DES ABBASSIDES

Un souverain jouissant d'un pouvoir conféré par Dieu, une seule communauté de croyants, un empire à vocation universelle... Le calife disposait-il vraiment, au temps de l'apogée des Abbassides (750-945), d'un pouvoir absolu ? Les hommes de foi limitèrent très vite ses prérogatives religieuses, et les sultans son autorité politique.

Si nous ouvrons l'Histoire des prophètes et des rois que rédigea l'historien Al-Tabari au début du Xe siècle, nous y trouvons sous l'année 187 de l'hégire1 le récit d'une célèbre disgrâce, celle de la famille des Barmécides, victime de l'arbitraire d'un despote. Dans la nuit du 30 muharram (le 27 janvier 803), le calife Harun al-Rachid (786-809), de retour du pèlerinage à La Mecque, ordonne que l'on se saisisse de son vizir Jafar le Barmécide qui, dix-sept ans durant, a été son favori et l'a fidèlement servi, et qu'il soit décapité. Le bourreau Masrur obtempère immédiatement sans autre forme de procès. Le corps est découpé, la tête et les morceaux sont exposés sur les ponts du Tigre à Bagdad (capitale du califat abbasside depuis 762). La même nuit, le calife fait arrêter les membres de la famille du vizir déchu et confisquer tous leurs biens.

Al-Tabari s'interroge sur les raisons de la chute brutale et imprévisible des Barmécides tout en admettant implicitement que des actes tels qu'exécuter, emprisonner, confisquer, relèvent du pouvoir absolu et discrétionnaire dont jouissent les califes abbassides. Doit-on pour autant considérer qu'au temps de leur apogée, entre 750 et 945, les califes règnent en maîtres, que leurs prérogatives sont sans limites, que ne s'exerce sur eux aucun contrôle, qu'ils détiennent à la fois le pouvoir politique et l'autorité religieuse ?

Maîtres absolus de l'Empire islamique

Au milieu du VIIIe siècle, lorsque les Abbassides succèdent aux Omeyyades, l'Empire islamique s'étend alors sur tout le Proche-Orient et une large partie du bassin méditerranéen, depuis l'Indus jusqu'à l'océan Atlantique, depuis les espaces sahariens jusqu'aux steppes du Caucase. Ces territoires sont aux mains d'une élite arabe et musulmane ; ils sont gouvernés en référence à l'islam et dirigés par un calife héritier du Prophète, ce pourquoi ils sont désignés comme les « pays d'Islam » (dar al-Islam) et s'opposent aux « pays de la guerre » (dar al-harb) appelés à faire partie, par la force si nécessaire, de ce nouvel empire à vocation universelle. Un seul Dieu, un seul empire, une seule communauté de croyants (l'umma), un seul calife.

Porté par un vaste mouvement insurrectionnel hostile aux Omeyyades, Al-Saffah, descendant d'Al-Abbas, l'un des oncles du prophète Muhammad (Mahomet en français), est proclamé calife à Koufa en 749. L'année suivante, ses troupes l'emportent sur celles des Omeyyades, qui sont tous massacrés, sauf un à l'origine de l'émirat autonome de Cordoue. Al-Saffah reste seul maître de l'empire. Dans le discours prononcé par son oncle lors de son investiture, ce transfert de souveraineté est justifié en ces termes : « Allah a fait apparaître parmi vous un calife [khalifa] des Hachim [clan de Muhammad] par lequel il a donné de l'éclat à vos visages, vous a fait succéder aux gens de Syrie [les Omeyyades], vous a transféré la souveraineté et la grandeur de l'islam, vous a fait don d'un guide [imam] à qui Il a octroyé la justice et le sens du bon gouvernement. » Le message est clair : le calife est désigné par Dieu ; il est le chef unique de la communauté des croyants ; c'est à lui que revient la souveraineté ; il guide son peuple avec justice.

Les califes disposent en conséquence d'un pouvoir absolu et jouissent de très larges prérogatives sans aucune forme de contrôle. Dans son traité de droit public intitulé Les Statuts gouvernementaux (Al-Ahkam al-sultaniyya en arabe), le juriste irakien Al-Mawardi (972-1058) énumère les missions que le calife doit assumer personnellement : « Maintenir la religion selon les principes fixés ; faire partout régner la justice ; protéger les pays d'Islam et assurer la sécurité aux frontières ; appliquer les peines légales ; combattre ceux qui, après y avoir été invités, se refusent à embrasser l'islam, jusqu'à ce qu'ils se convertissent ou deviennent tributaires ; prélever le butin et les dîmes ; déterminer les salaires et les charges qui incombent au Trésor ; nommer des hommes de confiance aux postes dont il les investit ; s'occuper personnellement de la surveillance des affaires. » Seuls le respect des préceptes divins, les convictions morales, les rapports de force et le réalisme politique viennent tempérer ce que peuvent avoir d'arbitraire les décisions prises par un souverain omnipotent, régnant sur un empire centralisé.

Le calife concentre entre ses mains tous les pouvoirs régaliens. Il nomme les vizirs (les conseillers du calife), les chefs d'armée, les gouverneurs, les percepteurs d'impôts. Il dirige l'administration centrale et provinciale, le prélèvement des impôts et les dépenses, il fait frapper monnaie à son nom. Il contrôle l'appareil judiciaire (il désigne le « grand cadi » et les cadis, il préside le tribunal du « redressement des abus »). Il est responsable du maintien de l'ordre et de la défense de l'empire, il commande les expéditions militaires. C'est aussi lui qui dirige la prière et le pèlerinage à La Mecque en tant que chef de l'umma. A ce titre, il doit réprimer les innovations en matière doctrinale, les actes d'apostasie et toute forme de rébellion.

Lieutenant de Dieu sur Terre

Le calife s'affirme comme un souverain disposant d'un pouvoir absolu conféré par Dieu. Une totale soumission lui est due, ce que signifie le serment d'allégeance, ou baya, qui lui est prêté par les dignitaires lors de son avènement. Si le calife tire ainsi de l'islam sa légitimité - au sens de justification du droit d'ordonner, de contraindre et de punir dont il dispose -, il se voit par là même contraint de se soumettre aux préceptes divins, de conduire les hommes dans la bonne direction et de pratiquer la justice. C'est ce que rappelle le juriste Abu Yusuf Yaqub (745-798) au calife Harun al-Rachid qui lui avait accordé la charge, nouvelle, de grand cadi et lui avait demandé de préciser les règles à appliquer en matière fiscale. « Sache, ô Prince des Croyants, que le Dieu glorieux t'a investi d'un pouvoir considérable qui entraîne avec soi la plus haute récompense ou le plus dur châtiment : soir et matin tu es à édifier pour un peuple nombreux dont Allah te constitue le berger, pour qui Il se fie à toi, par le moyen de qui Il te met à l'épreuve et de qui Il te donne à administrer les affaires. [...] Les pasteurs d'hommes doivent rendre compte à leur seigneur comme un berger à ses maîtres : aussi dois-tu pratiquer la justice dans l'exercice des fonctions qu'Allah t'a confiées, ne t'en eût-il investi que pour un moment. » L'image du berger responsable de ses sujets est certes banale ; elle n'en sert pas moins un principe fondamental de l'exercice du pouvoir califal que l'homme de religion rappelle fermement : un souverain investi par Dieu a, précisément en raison de l'origine de son pouvoir, des devoirs envers Dieu et envers ses sujets.

Le calife, le « lieutenant de Dieu », est revêtu des insignes du Prophète, manteau, lance et épée, afin de manifester qu'il en est « le successeur », l'héritier exclusif. Lieutenant, successeur : deux termes que recouvre le mot arabe de khalifa. Le calife est-il khalifa Allah « lieutenant de Dieu » ou khalifa rasul Allah, « successeur de l'envoyé de Dieu » ? Les juristes musulmans ont estimé que la première formulation n'était pas recevable car Dieu, éternel et immortel, ne peut avoir de remplaçant. Mais la vraie raison de ce rejet tient à leur volonté de défendre leurs propres prérogatives. L'expression est pourtant officiellement attestée. Les plus anciens documents montrent que, si les premiers califes portaient le titre d'amir al-mu'minin (« émir des croyants »), celui de khalifa Allah apparaît sur une pièce d'argent frappée au temps d'Abd al-Malik (685-705). Or c'est à ce grand souverain omeyyade que l'on doit un certain nombre de mesures et de réalisations qui invitent à le considérer comme le véritable fondateur de l'Empire islamique, comme le premier « calife » de l'Islam, au sens de souverain disposant d'un pouvoir absolu conféré par Dieu. C'est en effet lui qui a édifié, en 691-692, le Dôme du Rocher à Jérusalem, qui a instauré un nouveau monnayage purement islamique, des bornes milliaires gravées au nom de Dieu et sur ordre du calife, fait adopter l'arabe comme langue de l'administration, renforcé la fiscalité, affirmé le dogme de l'islam face aux Juifs et aux chrétiens ou encore contribué à la fixation du texte coranique.

Le contrôle de toutes choses, qu'elles soient religieuses, politiques, juridiques ou militaires, appartient au « calife de Dieu ». Il concentre tous les pouvoirs en sa seule main, il dicte l'ordre du monde et chacun doit lui obéir, selon une idéologie impériale commune aux grands empires de l'Orient. Mais cette théorie et cette pratique politiques se sont rapidement heurtées aux prétentions des savants en sciences religieuses.

L'autorité des oulémas

Au tout début de l'époque abbasside, Ibn al-Muqaffa, grand lettré d'origine persane, adresse au calife Al-Mansur (754-775) une épître dans laquelle il lui soumet une série de mesures en matière militaire, fiscale, sociale, juridique, destinées à mieux asseoir son pouvoir. Constatant que les jugements rendus par les cadis divergent grandement d'une métropole à une autre, il suggère au souverain de procéder à une codification des lois et arrêts selon « l'avis que lui inspirera et imposera Dieu » afin de créer sous son autorité un code juridico-religieux unique.

Ibn al-Muqaffa se situe dans la continuité du rôle joué par les premiers califes qui n'avaient pas hésité à intervenir dans le domaine proprement religieux (leurs initiatives furent décisives dans la mise par écrit et la codification du Coran) et à légiférer sur toutes les questions que soulevait la formation d'un vaste empire (les décisions qu'ils prirent en matière fiscale firent définitivement autorité, pour ne citer que ce seul exemple). Mais sa proposition resta sans lendemain. La raison en est la montée en puissance de ceux que l'on désigne sous le terme générique d'oulémas (ulama, d'ilm, le savoir).

Ces savants en sciences religieuses s'imposent progressivement tout au long des VIIIe et IXe siècles face au pouvoir politique comme la seule autorité religieuse, au nom de leur capacité à interpréter le Coran et à transmettre la tradition prophétique (les hadiths ou propos attribués à Muhammad). Ils élaborent et fixent le fiqh - le droit musulman - qui donne à la charia - la loi divine - un contenu précis et exhaustif en définissant les obligations rituelles, les préceptes moraux, les règles sociales, les institutions publiques. S'ils sont regroupés en « écoles » par référence à l'enseignement d'un maître fondateur, ils ne forment pas un corps constitué et hiérarchisé, ils agissent à titre personnel et leurs traités n'ont qu'un statut privé. Leur rôle n'en est pas moins déterminant.

Dès la fin du VIIIe siècle, les Abbassides cherchent l'appui et la reconnaissance des oulémas afin de renforcer leur propre légitimité face aux mécontentements de toutes sortes et aux revendications des chiites ; ils leur distribuent des pensions, leur accordent des postes, sollicitent leur avis. Ainsi, Harun al-Rachid introduit le juriste Abu Yusuf Yaqub à la Cour, le promeut en lui conférant la charge de grand cadi, et s'en réfère à lui en matière administrative et fiscale.

Mais Al-Mamun, son fils et successeur (813-833), tente de restaurer les prérogatives califales en terme de religion. De nouveau il fait frapper des monnaies avec le titre de « calife de Dieu » et adopte officiellement celui d'imam al-huda (« l'imam de la guidance ») pour signifier que seul le calife peut guider la communauté vers son salut. Dans les dernières années de son règne, il adopte officiellement la doctrine mutazilite que caractérisent une approche rationnelle du dogme et, entre autres, l'affirmation que le Coran est une création de Dieu, donc contingent, ce qui ouvre la voie aux interprétations non littérales du texte révélé. Il institue la mihna, une forme d'inquisition chargée de vérifier que les cadis et les transmetteurs de hadiths les plus réputés professent le dogme de la création du Coran ; ses successeurs poursuivent cette politique coercitive. Mais les oulémas transmetteurs de la tradition prophétique résistent, au premier rang desquels Ibn Hanbal, qui est fouetté et emprisonné pour son refus catégorique d'admettre cette règle, considérant que le Coran, parole immuable et éternelle de Dieu, ne peut être interprété qu'à la lumière des hadiths prophétiques dont ils sont eux-mêmes les dépositaires.

Les oulémas sont soutenus par la piété populaire, ce qui explique que le calife Al-Mutawakkil (847-861), cherchant à renforcer son pouvoir par de plus larges appuis, décide de rompre avec la mihna et de s'appuyer sur les hanbalites (les partisans d'Ibn Hanbal). Ce sont désormais les savants pieux qui apparaissent, du moins pour les sunnites, comme les guides légitimes.

A la même époque, au cours de ce IXe siècle qui vit l'affrontement et la fixation des grands courants qui traversent l'islam, les chiites développent leur propre doctrine de la direction de la communauté ; celle-ci revient aux descendants d'Ali, considérés comme les seuls imams légitimes, dépositaires et interprètes de la Loi.

Ni théocratie, ni césaropapisme

Après son installation à Médine en 622, Muhammad devient un législateur, un dirigeant politique, un chef de guerre, affirmant être le porte-parole de Dieu en tout domaine. Dieu dirige sa communauté directement, par l'intermédiaire de son Prophète. On peut donc parler sans ambages d'une théocratie médinoise, si l'on définit la théocratie, étymologiquement « le gouvernement de Dieu », comme un système dans lequel le souverain, représentant de Dieu sur Terre, exerce le pouvoir au nom de Dieu et, en conséquence, est investi d'une autorité absolue dans tous les domaines. Si la mission prophétique de Muhammad est close avec sa mort, ses successeurs continuent à gouverner et à légiférer au nom d'une autorité émanant directement de Dieu.

Mais ce système théocratique est progressivement remis en cause par les oulémas qui s'imposent comme les seuls autorisés à interpréter le Coran, à légiférer en référence à la sunna du Prophète, à édicter les normes de comportement par la rédaction des traités de fiqh. Les califes doivent renoncer à être les guides directement inspirés par Dieu et se rapporter, dans leurs décisions et leurs actes, à une loi divine définie par un corps indépendant. La théocratie a-t-elle laissé place au césaropapisme, ce régime - qui fut celui de l'Empire romano-byzantin - dans lequel les fonctions spirituelles du chef (le pape) sont absorbées par un chef d'État absolu (un césar), et où le religieux est contrôlé par le pouvoir souverain ? Non, car s'il y eut des tentatives en ce sens, la plus notable étant due à Al-Mamun, qui soumet au dogme du Coran créé les détenteurs de fonctions juridico-religieuses, elles restent ponctuelles et sans portée durable.

Sous tutelle

Cette séparation entre l'autorité religieuse, seule à même de dire la Loi et le dogme, et le pouvoir politique, gardien de la Loi et du dogme, n'est pas la sécularisation des temps modernes. Dans les sociétés médiévales, chrétiennes comme islamiques, qui sont régies par les valeurs et les normes de la religion, tout pouvoir vient de Dieu, ce qui fonde la légitimité de son détenteur et lui impose des droits et des obligations ; ce principe n'a été progressivement remis en cause qu'en Occident à l'époque moderne, avec la Réforme et la philosophie des Lumières. Mais l'histoire montre que, même au temps des califes abbassides, les champs du politique et du religieux ne se recouvrent pas de manière structurelle et que leurs acteurs, au fil des évolutions, exercent des fonctions différenciées et entretiennent des rapports complexes que l'on ne peut ramener à un seul modèle théorique.

Même au sommet de leur puissance, entre 750 et 945, les Abbassides rencontrent également dans les faits des limites de plus en plus fortes à leurs prétentions à exercer un pouvoir de type impérial, à régner en maîtres absolus sur l'Empire islamique. Ils se heurtent aux ambitions des vizirs et des commandants d'armée qui accaparent bien des prérogatives califales et interviennent directement dans les luttes de succession. Ils doivent affronter des mouvements mêlant contestation doctrinale et révolte sociale, dont la récurrence atteste la fragilité d'une domination mal supportée par des populations soumises aux exactions des chefs militaires et des percepteurs d'impôts. Surtout, des territoires entiers, intégrés à l'Islam lors des grandes conquêtes des VIIe et VIIIe siècles, échappent à leur contrôle. Dès 756, un membre de la famille omeyyade réfugié en Al-Andalus fonde à Cordoue un émirat autonome qui rompt tout lien avec les califes de Bagdad.

Le mouvement d'émancipation des provinces ainsi amorcé se poursuit dans les régions périphériques, Maghreb et Iran oriental, puis au coeur même de l'empire, si bien qu'au Xe siècle les Abbassides ne gouvernent plus directement que l'Irak et l'Iran occidental. Certains de ces dynastes provinciaux, d'obédience chiite ou kharidjite2, sont totalement autonomes, mais la plupart reconnaissent le calife comme source de légitimité. Celui-ci leur accorde un diplôme d'investiture, son nom est inscrit sur les pièces de monnaie et proclamé à la mosquée lors de la prière du vendredi, mais son rôle se limite à ces gestes qui signifient, symboliquement, qu'il est le seul dépositaire de la souveraineté. L'apparition de deux califats rivaux, les Fatimides au Maghreb en 909 puis en Égypte en 969 et les Omeyyades à Cordoue en 929, met définitivement un terme à la fiction de l'unité du dar al-Islam et de l'umma.

En raison même des problèmes engendrés par la perte du contrôle sur une large partie de l'empire, ce qui se traduit notamment par la diminution drastique des revenus fiscaux et donc la difficulté croissante à verser les soldes des troupes, les califes se déchargent totalement des affaires publiques, par la création, en 936, de la charge de grand émir, qui cumule l'ensemble des fonctions administratives et militaires. A partir de 945, et jusqu'en 1055, les Bouyides, une famille d'émirs d'origine persane, se succèdent à cette fonction et président aux destinées de l'Empire abbasside. Bien que d'obédience chiite, ils laissent en place les califes dont ils tirent leur légitimité, tout en les mettant sous leur tutelle et en leur ôtant tout pouvoir réel.

Au cours du XIe siècle, l'entrée en scène des Turcs, venus d'Asie centrale et récemment convertis à l'islam, bouleverse la carte géopolitique du Proche-Orient. En 1058, Tughril Beg entre dans Bagdad, élimine les Bouyides et reçoit du calife le titre de sultan. Les sultans turcs seldjoukides exercent alors le pouvoir, en s'appuyant sur les oulémas dont ils renforcent la position dans la société en instaurant des madrasa (collèges où l'on enseigne le droit et les autres sciences religieuses).

Les califes ne s'accommodent pas tous de se voir cantonnés à la seule fonction de donneurs de légitimité par les princes régionaux et par les Seldjoukides. Et certains tentent de retrouver une influence politique réelle, tel Al-Nasir dont le long règne, de 1180 à 1225, marque la résurgence d'un pouvoir fort, bien que limité à l'Irak, mais que ses successeurs ne savent pas conserver dans un contexte totalement bouleversé par la déferlante mongole. Après avoir ravagé et soumis en quelques décennies tous les territoires orientaux, les Mongols conquièrent Bagdad en 1258, détruisent la ville, massacrent la population et exécutent le calife Al-Mustasim. Ainsi s'achève dans le sang la dynastie des califes abbassides de Bagdad qui ont incarné la grandeur de l'Islam, mais dont le rôle est devenu, au fil d'évolutions complexes, si ténu que leur disparition n'ébranle pas l'umma.

Le célèbre penseur Ibn Taymiyya (mort en 1328 à Damas) développe une solide théorie politique dans laquelle oulémas et émirs doivent coopérer à la bonne guidance des croyants sans recours obligé à un calife lieutenant de Dieu sur Terre. Un membre de la famille abbasside est néanmoins reconnu comme calife au Caire en 1261 par le sultan mamelouk Baybars, qui vient de s'emparer du pouvoir par la force et cherche à affirmer sa légitimité. Ces califes n'ont d'autre attribution que d'investir le sultan lors de son accession au pouvoir. Et le dernier d'entre eux est supprimé dans l'indifférence générale par le sultan ottoman Sélim Ier lorsqu'il conquiert l'Égypte en 1517. Mais l'exemple idéalisé des premiers califes dits « Bien-Dirigés », le souvenir nostalgique des prestigieux souverains de Bagdad, le modèle d'une institution incarnant l'unité et la grandeur de l'islam demeurent très présents dans l'imaginaire musulman, avec toute leur charge symbolique et leur capacité de mobilisation.