François Guizot, a été ministre de l'instruction publique, puis des affaires étrangères et enfin président du Conseil (le dernier et le plus long)  sous Louis-Philippe. Ce titulaire d'une chaire d'histoire moderne à la Sorbonne est passé à la postérité suite à cette injonction visant les pauves  : "enrichissez-vous ! ", comme Marie-Antoinette disait " Ils n'ont pas de pain, qu'ils mangent de la brioche".

Mais la phrase est tronquée, la citation exacte étant  "Enrichissez-vous par l'épargne et par le travail, et vous deviendrez électeur ", car le suffrage censitaire supposait un revenu de 200 frs, et il lui était demandé de baisser ce seuil.

En 1830 (le discours est de décembre) , il commence, assez tardivement sa carrière politique, comme député de Lisieux. Il la finira en 1848 lors de la révolution de Février qui amènera une brève seconde république puis le second Empire.

 

Quand la Charte parut en 1814, que fit le pouvoir qui en semblait l'auteur (car il avait fallu 25 ans de lutte et de victoire pour la réclamer) ? Le pouvoir qui en semblait l'auteur eut soin de déposer dans le préambule le mot octroyé et dans le texte, l'article 14, qui lui donnait le pouvoir de faire des ordonnances pour la sûreté de l'État, c'est-à-dire qu'il s'attribuait avant la Charte et se réservait après la Charte un pouvoir antérieur, supérieur, extérieur à la Charte, c'est-à-dire le pouvoir constituant, souverain, absolu. C'est ce pouvoir ou plutôt cette prétention qui a fait pendant 15 ans l'inquiétude et le tourment de la France ; elle l'a toujours vu suspendu sur sa tête ; il a été comme un poison qui venait se mêler à tous les biens, à toutes les espérances ; et la France avait bien raison de le craindre, car les publicistes du parti n'ont jamais cessé de professer cette doctrine, et quand le jour de la possibilité est venu, ses ministres en ont fait l'application.

C'est contre ce pouvoir extra-constitutionnel, qu'au mois de mars dernier, la Chambre a rédigé son adresse à la couronne ; c'est contre ce pouvoir qu'au mois de juillet la France a fait sa révolution. Au mois de juillet la France a voulu, a cru abolir tout pouvoir extra-constitutionnel, tout pouvoir extra-légal. La pensée nationale, le sentiment dominant de la population, de Paris et de la France entière a été d'enfermer désormais le pouvoir dans le cercle de la constitutionnalité et de la légalité. C'est sous l'empire de cette idée que la révolution de Juillet a commencé et qu'elle s'est accomplie dans toute la France avec la rapidité de l'éclair.

Eh bien ! messieurs, dans son espérance de vouloir abolir tout pouvoir extra-constitutionnel, la France s'est trompée. Maintenant, c'est le même pouvoir, cette même prétention que depuis quelques mois on essaie de ressusciter au milieu de nous, portant un autre nom, déposé en d'autres mains, mais de même nature et destiné à produire des conséquences également funestes. C'est d'un gouvernement octroyé et d'un autre article 14 que nous sommes menacés aujourd'hui. (Mouvements en sens divers.)

Messieurs, le gouvernement que nous avons le bonheur de posséder, est né au milieu de l'insurrection. C'est pendant que l'insurrection éclatait et triomphait que le roi a été proclamé, la Charte modifiée, tout l'ordre actuel établi. Eh bien ! il y a des gens qui réclament, au nom de l'insurrection, un pouvoir extérieur et supérieur à notre royauté, à notre Charte, à tout l'ordre actuellement établi, et qui menace sans cesse de ses prétentions tous les pouvoirs légaux constitutionnels.

Écoutez ce qui se dit, lisez ce qui s'imprime ! N'est-ce pas constamment au nom de ce pouvoir extérieur, supérieur à tous les pouvoirs constitutionnels ; qui réside on ne sait où, qu'on ne peut saisir nulle part ; n'est-ce pas, dis-je, au nom de ce pouvoir, qu'on demande, qu'on menace, qu'on parle ? n'est-ce pas lui qu'on prend pour point d'appui ? ne dit-on pas, non pas d'une manière aussi claire, aussi précise, mais au fond c'est la même chose, que c'est le pouvoir qui nous a octroyé le gouvernement que nous possédons et qu'il pourrait bien, s'il le voulait, le retirer ou le modifier à son gré. (Sensation.)

Je ne suis pas si étranger au cours des choses de ce monde, que j'ignore que les pouvoirs écrits, les constitutions légales ne suffisent pas toujours à toutes les chances de la vie des sociétés ; je sais qu'il y a des nécessités qui font éclater des forces, des pouvoirs que les lois ne contiennent pas ; que ces pouvoirs extraordinaires, indéfinissables sont saisis tantôt par les gouvernements, tantôt par les masses populaires ; qu'ils s'exercent dans les deux cas au nom de la nécessité, et que lorsqu'ils réussissent, c'est presque toujours pour le salut du pays, au 18 brumaire comme au 30 juillet.

Mais de ces deux choses, l'une est, sans que cela paraisse, une nécessité momentanée pour accomplir un fait immense que les pouvoirs légaux et constitutionnels n'accompliraient pas. Je dis plus, au moment même où ils éclatent, où ils s'accomplissent, les faits dont je parle n'appartiennent à personne ; personne n'a le droit de s'en prétendre le possesseur : ils sont la manifestation d'une volonté générale ; et ceux-là même qui semblent les tenir en main, qui en semblent les dépositaires, ne sont que les instruments d'un pouvoir répandu partout, et qui ne serait pas ce qu'il est s'il n'avait pour lui le pays tout entier.

Dans la situation où nous sommes, je dis que le pouvoir, au nom duquel on réclame sans cesse, ne saurait être de cette nature. Il ne s'agit pas d'accomplir aujourd'hui quelques-uns de ces faits extraordinaires qui exigent l'intervention d'un semblable moyen.

Pourquoi réclame-t-on un pouvoir extérieur et supérieur à la Charte ? Pour faire des lois, pour placer ou déplacer les personnes, pour discuter des jugements, rendre des arrêts. Eh ! messieurs, c'est là ce que les pouvoirs légaux et constitutionnels sont appelés à faire ; c'est là le cours régulier des choses. Ce pouvoir supérieur, que j'entends sans cesse invoquer, n'a rien à voir en pareille occasion ; il n'est pas appelé, ce n'est pas lui que cela regarde. C'est là l'erreur qui a perdu le gouvernement de Charles X. Qu'avait-il à faire ? Une loi d'élection ; et il a été la demander à ce pouvoir supérieur, constituant, dont il se croyait revêtu. Eh bien ! quand on nous parle, dans les questions qui nous occupent, d'un pouvoir extra constitutionnel, on fait précisément ce que faisaient les publicistes de Charles X, et ce qu'ont fait ses ministres. (Vive sensation.)

Je vous le demande, qui invoque le pouvoir extra-constitutionnel, qui s'en prétend possesseur, dépositaire, qui a le droit de parler en son nom ? Est-ce la France entière, est-ce cette nation qui a concouru à la révolution de Juillet, soit activement, soit par sa prompte et générale approbation ? Est-ce toute la population de Paris qui s'est armée pour accomplir cette révolution ? Non. Je ne voudrais pas me servir de termes offensants, et je n'attache à ceux que j'emploie aucune expression dont on puisse être blessé ; je dis que ceux qui invoquent un pouvoir extra-constitutionnel sont bien loin de former la population de Paris, mais que c'est un parti isolé, que je crois peu nombreux dans la nation, qui n'a pas fait la révolution de Juillet, qui ne l'aurait pas fait seul, et qu'il n'a nul droit de parler en son nom. (Marques d'adhésion aux centres.)

Déjà plus d'une fois à cette tribune, on a parlé des éléments du parti auquel je fais allusion. Qu'il me soit permis de le décomposer. J'y rencontre d'abord des esprits spéculatifs, amis sincères de la vérité, pleins du sentiment de la dignité humaine, dévoués à ses progrès, qui lui ont rendu et lui rendront encore de grands services, mais habituellement dominés par certaines idées générales, par certaines théories que, pour mon compte, je crois, non pas inapplicables, non pas exagérées, mais fausses, aussi fausses aux yeux de la raison du philosophe que de l'expérience du praticien. Eh bien ! je dis que c'est l'empire de cette théorie qui altère continuellement la raison et les démarches de personnes que j'honore infiniment. A côté d'eux, derrière eux, viennent les fanatiques, qui croient aussi aux théories, et qui de plus y ajoutent des passions personnelles dont ils ne se rendent pas un compte bien rigoureux, mais qui, par l'effet de la passion et d'une conviction sincère, constituent ce qu'on appelle le fanatisme. Les fanatiques, il y en a de vieux, il y en a de jeunes ; il y en a qui se désabuseront dans le cours de la vie, qui deviendront plus raisonnables, plus éclairés, et d'autres qui persisteront dans leur fanatisme. Le monde a toujours offert ce spectacle. Dans mon opinion, voilà le bon grain du parti. (Rire prolongé.) L'ivraie, ce sont d'abord les ambitieux, les mécontents ; les révolutions en font, elles suscitent des espérances immodérées. Les ambitieux, il y en a de grands, de petits, il y en a de capables et d'incapables ; il y en a qu'un gouvernement raisonnable fera très bien de satisfaire ; auxquels il faut penser, qui ont des droits par cela seul qu'ils ont de la capacité et de l'action sur le pays. Il y en a d'autres qu'il faut laisser aller, parce qu'il n'y a rien de bon à en tirer, pas même leur appui. (On rit.) Après les ambitieux et derrière eux, une petite portion de la multitude, qui veut trouver dans le désordre, non seulement son profit, mais son plaisir ; car les hommes ont encore plus besoin d'émotions, de mouvement que de toute autre chose ; et c'est le besoin d'émotions, de plaisirs, de spectacle, qui met en mouvement la multitude, bien plus que son intérêt. (Sensation.)

 

A mes yeux, voilà le parti qui prétend parler au nom de la révolution de 1830, qui prétend en être le propriétaire exclusif (Sensation., qui prétend que la foudre, qui a éclaté sur le gouvernement de Charles X, gronde encore et doit gronder toujours sur le gouvernement de Louis-Philippe. Je ne crois pas que cette foudre soit restée entre les mains du parti ; cependant, je crois qu'il exerce une grande influence sur nos affaires, qu'il est pour beaucoup et pour beaucoup trop dans la situation où nous nous trouvons. [...]

 

Les reproches particuliers qui ont été adressés aux différents pouvoirs constitutionnels, me paraissent se réduire à deux faits généraux. On dit que ces pouvoirs constitutionnels ont manqué depuis quelques mois de confiance envers le pays, et qu'ils n'ont pas servi assez largement la cause de la liberté. Ces deux opinions viennent d'être émises à cette tribune par un homme qui a le droit d'être entendu avec attention, et par la sincérité de ses opinions et par leur mérite.

 

Messieurs, si je ne me trompe, ce n'est pas manquer de confiance envers une portion quelconque de la société que de discuter librement sa capacité, ses droits et le rôle qu'il convient de lui assigner dans les affaires de l'État. Depuis quinze ans, on a dit que c'était manquer de confiance envers le Roi que de débattre ses prérogatives. Les constitutionnels ont constamment repoussé cet argument sans cesse reproduit. Ils ont déclaré qu'ils respectaient les prérogatives du Roi au moment où ils les discutaient ; ils ont dit qu'ils avaient confiance, et dans le Roi et dans son gouvernement, au moment même où ils assignaient des limites à son pouvoir.

 

Eh ! messieurs, manquer de confiance, parce qu'on diffère d'opinion, parce qu'on discute, je vous le demande, ne serait-ce pas de la servilité ? Tous les pouvoirs, toutes les portions de la société, toutes les existences, toutes les institutions sont livrées à la discussion. Dans cette assemblée et hors de cette assemblée, nous avons tous le droit, et de plus la mission de dire ce que nous pensons, de mesurer les droits, de régler les pouvoirs, de compter, de peser les capacités, d'assigner des limites à telle institution ; nous ne manquons de confiance envers personne, nous accomplissons notre mission, nous usons de notre droit, nous faisons acte de raison et de liberté. Nous n'avons certainement pas renversé un absolutisme pour l'échanger contre un autre ; nous n'avons pas renversé les prérogatives de la maison de Bourbon pour baisser la tête devant d'autres prérogatives. (Adhésion.) [...]

 

La liberté est née quelquefois après les révolutions, et je ne doute pas qu'elle ne vienne après la nôtre, de même que l'ordre est venu quelquefois après le despotisme. Mais l'esprit de révolution, l'esprit d'insurrection est un esprit radicalement contraire à la liberté. C'est un pouvoir exclusif, un pouvoir inique et passionné, que ce pouvoir qui se prétend supérieur et extérieur au pouvoir constitutionnel ; il y a dans la nature même de ce pouvoir, dans sa prétention, un principe radicalement incorrigible de tyrannie. La liberté a pour résultat le partage des pouvoirs et le respect qu'ils se portent les uns aux autres. La liberté est au sein des pouvoirs constitutionnels, par suite de leur empire régulier, du respect des lois.

 

Les pouvoirs insurrectionnels sont très propres à accomplir les révolutions, à renverser par la force des gouvernements établis, à dompter par la force des sociétés barbares. Mais ne leur demandez pas la liberté, ils ne la portent pas dans leur sein. C'est aux pouvoirs constitutionnels, c'est à la Charte, aux lois, au système établi, que vous pouvez demander la liberté comme l'ordre, et du sein de ce pouvoir extraordinaire, supérieur à tous les pouvoirs, dont on se prévaut aujourd'hui, il ne peut jamais sortir que le désordre et la tyrannie, au moins momentanément. (« Très bien ! Très bien ! ») [...]

 

On cite beaucoup de mots qui rappellent un état de choses qui, à mon avis, n'existe plus. Nous entendons retentir sans cesse les mots aristocratie, démocratie, classe moyenne. Je vous avoue que pour moi, aujourd'hui, ces mots n'ont guère plus de sens. La démocratie nous apparaît partout dans l'histoire comme une classe nombreuse, réduite à une condition différente de celle des autres citoyens, qui lutte contre une aristocratie ou contre une tyrannie, pour conquérir les droits qui lui manquent. C'est là le sens qui a été partout attaché au mot démocratie. Il n'y a aujourd'hui rien de semblable en France. Quand je regarde la société française, j'y vois une démocratie qui a peu ou point d'aristocratie au-dessus d'elle, et qui a peu ou pas de populace au-dessous.

 

La société française ressemble à une grande nation où les hommes sont à peu près dans une même condition légale, très diverse sans doute en bonheur, en lumières ; mais la condition légale est la même. La classification des anciennes sociétés a disparu ; et, je le répète, chez nous le mot démocratie opposé au mot aristocratie n'existe plus. Une grande société de propriétaires laborieux, à des degrés très différents de fortune et de lumières, voilà le sens du mot démocratie ; eh bien ! il n'y a là ni éléments de désordre, ni éléments de tyrannie Cette société se défendra au besoin contre ceux qui voudraient abuser d'anciens mots, d'anciens faits, pour l'égarer un moment. Il ne s'agit pas de s'appuyer sur la classe moyenne, par opposition ; telle ou telle autre classe ; il s'agit de s'appuyer sur la nation tout entière, sur cette nation homogène, compacte, sans aucune distinction de classes. C'est par là qu'on assurera le retour à la prospérité, et ce progrès vers la liberté qui sont dans les voeux de tous, et dont l'esprit que j'ai signalé, cet esprit révolutionnaire, cet esprit d'appel à un pouvoir étranger aux pouvoirs constitutionnels éloignerait au lieu d'y ramener. (Mouvements d'adhésion au centre. Sensation prolongée.)

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