Total au Myanmar

Aide au développement ou travail forcé aidé par la junte ?

 

 

Suite au coup d'État de février 2021, la compagnie totale étudie l'impact de la situation en Birmanie. Le groupe précise que sa priorité est d'assurer la sécurité de ses employés et leurs proches ainsi que de ses sous-traitants. Mais une enquête du journal le Monde publiée le 4 mai 2021 apporte un point de vue assez différent.

Selon le journal :

Des documents internes, auxquels Le Monde a eu accès, racontent une autre version de l’histoire. Ils mettent en lumière le montage financier autour du gazoduc sous-marin de 346 km qui relie le gisement de Yadana à la Thaïlande. Ce tuyau ne se contente pas de transporter du gaz : il est le cœur d’un système où des centaines de millions de dollars provenant des ventes du gaz sont détournées des caisses de l’Etat birman vers la Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE), une entreprise publique à la gestion opaque, contrôlée par les militaires.

Parmi les 120 000 documents ayant fuité de l’administration birmane peu après le coup d’Etat militaire du 1er février, se trouvent les comptes et les audits de la Moattama Gas Transportation Company (MGTC), propriétaire du pipeline acheminant le gaz de Yadana vers la Thaïlande, et dont Total est l’opérateur et le premier actionnaire. Première bizarrerie : selon les rapports des commissaires aux comptes, cette entreprise déclare un niveau de profits à faire pâlir d’envie n’importe quelle multinationale (98 % de bénéfice net avant impôt), alors que le propriétaire du gazoduc a déclaré, en 2019, un chiffre d’affaires de près de 523 millions de dollars (433 millions d’euros), pour seulement 11 millions de dollars de charges.

Un chiffre surréaliste, voire anormal. Plusieurs experts du secteur, consultés par Le Monde, rapportent que cette pratique est le signe d’un montage fiscal particulier. « Lorsque la totalité du profit est sur le transport, c’est qu’il s’agit d’une optimisation fiscale particulièrement agressive », explique un bon connaisseur de ce type d’opérations.

... [ Un ] dispositif complexe permet de maximiser les profits versés aux actionnaires de MGTC… et de minimiser les taxes versées à l’Etat birman, grand perdant de ce système. Les derniers résultats annuels publiés par Total en 2020 montrent que les sommes versées par le géant pétrolier français au ministère des finances birman sont trois à quatre fois inférieures à celles distribuées à son coactionnaire MOGE. Résultat : les bénéfices colossaux des opérations gazières ne transitent plus par les caisses de l’Etat birman, mais sont massivement récupérés par une entreprise totalement sous contrôle des militaires.

Il faut comprendre que MOGE n’est pas une entreprise publique comme une autre. Elle est un véritable Etat dans l’Etat, qui échappe à tout contrôle et toute transparence. « A l’exception de la période 2016-2020, MOGE n’a été dirigée que par des cadres de l’armée ou des officiers à la retraite qui l’avaient sous son contrôle », explique Htwe Htwe Thein, professeure d’économie internationale et spécialiste de la Birmanie à l’université Curtin de Perth, en Australie.

Le groupe Total annonce deux jours après la parution de l'article qu'il annule la campagne de publicité prévue dans le quotidien. Le 26 mai il cesse le versement de dividendes à MGTC. Dans un communiqué Total affirme qu’il « continue d’opérer le champ de Yadana de façon responsable, en maintenant la production de gaz dans le cadre des lois en vigueur, afin de ne pas interrompre la fourniture d’électricité qui est indispensable aux populations du Myanmar et de la Thaïlande ».

 

Déjà lors de la dictature précédente, dans les années 1990 - 2010, le rôle de Total en Birmanie était pour le moins controversé. Le groupe était accusé par les ONG d'exploiter des populations au profit de l'exploitation pétrolière, sans soucis des personnes. Petit retour en arrière.

 

 

 

 

L'investissement de Total en Birmanie s'est fait sur fond de polémique quant à l'utilisation des fonds investis au profit de la junte et au travail forcé sur le chantier du Gazoduc Yadana. Bernard Kouchner est appelé au secours par Total et après trois jours sur place, du 25 au 29 mars 2003, produit un rapport sur la situation.

 

Extraits du rapport Kouchner :

 au moment du voyage la situation évoluait favorablement. raison supplémentaire de soutenir, sans provocation l'aspiration à un régime démocratique, la compagnie Total devrait s'engager prudemment dans cette voie.

 

Certaines dictatures ne méritent peut-être pas complètement l'aura négative qui les entoure, alors que d'autres, plus meurtrières passent plus facilement inaperçues.

Pourquoi les militants s'acharnent-ils plus facilement contre le Myanmar que contre la Chine qui pratique à grande échelle le travail des enfants ? Par facilité.Les généraux Birmans apparaissent plus dérisoires que les autres et leur capacité de communication est inexistante. La tache est donc plus aisée, la pression entraîne peu de risques..s'en prendre à la Chine au Tibet par exemple, au parti communiste résiduel au Vietnam et même à l'odieux régime de Corée du Nord comporte plus d’aléas.

Notons que Nelson Mandela félicita récemment Total pour sa belle conduite durant les années d'apartheid.1

Seules les victimes ont le droit de juger si l'apport d'argent frais et les métiers qu'il engendre sont profitables.

Fallait-il répondre aux appels d'offre et installer ce gazoduc en Birmanie ? Je le crois sinon on fait un autre métier. ».

 

Mais Selon Eric Pomonti et Erich Inciyan2, daté de la fin septembre 2003 et vite publié sur le site Internet de Total, le rapport Kouchner blanchit le pétrolier.

Il met en exergue le réel investissement social et sanitaire de la compagnie au service des habitants du secteur du gazoduc. Mais l'enquête s'arrête là et ne dit rien, par exemple, des retombées financières pour la dictature. Rémunéré 25 000 euros pour " deux mois et demi " de travail, M. Kouchner assure, après coup, qu'il ne modifierait pas une virgule à ses écrits. " Rien ne me laisse à penser que le groupe ait pu prêter la main à des activités contraires aux droits de l'homme ", déclare-t-il au Monde. Sur les faits allégués de " travail forcé ", il ajoute : " Je suis sûr à 95 % que les gens de Total ne sont pas capables de faire ça, ce ne sont pas des esclavagistes. " M. Kouchner assure par ailleurs n'avoir certainement pas fait ça pour de l'argent  ( " Je gagne la moitié en une conférence ! " ).

Du côté des pourfendeurs du groupe, on s'étonne de n'avoir pas été contacté. Figure des démocrates birmans en France, Htoo Chit regrette que " ce rapport biaisé cherche à faire croire que la présence de Total en Birmanie est positive ". L'homme travaille de longue date avec les réfugiés birmans vivant le long de la frontière thaïlandaise, dont ceux qui ont fui la zone du gazoduc. " Pourquoi M. Kouchner ne les a-t-il pas visités ? s'indigne Htoo Chit. Pourquoi avoir refusé de voir la réalité du travail forcé, incluant celui d'enfants ? M. Kouchner a balayé du revers de la main la réalité de cet esclavage de centaines de Birmans avec un argument incroyable : les tuyaux du pipeline seraient trop lourds pour être portés par des enfants... Mais pourquoi ne pas avoir expliqué que le travail forcé avait été utilisé pour nettoyer le site du gazoduc, couper des arbres, creuser des tranchées et porter les équipements des ouvriers et des soldats ? "

...Au retour d'une enquête en Birmanie, le 22 décembre, Amnesty International a considéré que l'année 2003 y a été marquée par " un recul très problématique " des droits de l'homme. De son côté, la Fédération internationale des droits de l'homme " regrette que Bernard Kouchner ait prêté son nom à cette opération de relations publiques du groupe Total à un moment où le groupe doit enfin rendre des comptes à la justice ".

La Fédération internationale3 des ligues des droits de l'homme a pour sa part considéré que Kouchner avait émis ce rapport « au terme d'une enquête à la méthodologie douteuse »

Aung San Suu Kyi a pour sa part vu des évolutions dans les conditions d'investissement de la firme TOTAL en Birmanie.

Ainsi elle déclarait4 en 1996 que "Total est aujourd’hui le principal soutien du régime militaire». Elle ajoutait en 2000 que le projet Total a servi d’étendard à la junte. Il est d’ailleurs ressenti par nos généraux comme une fierté et un encouragement. Aujourd’hui, la junte oppresse et exploite tellement le peuple qu’on peut dire que les pays et les compagnies qui aident économiquement ce régime, qui investissent dans le pays, contribuent elles aussi à oppresser le peuple».5

En 2012 le propos à changé, et il s'agit de rassurer les investisseurs. Interrogée lors d'une conférence de presse, en marge de la 101e réunion de la Conférence internationale du travail le 14 juin 2012, Aung San Suu Kyi a affirmé que le groupe pétrolier français Total est un investisseur responsable en Birmanie.

«Même s’il y a eu des interrogations du temps de la junte militaire, aujourd’hui il est sensible aux questions relevant des droits de l’homme», a-t-elle dit. «Je ne vais pas demander de se retirer à Total et à Chevron».

 

1 L'Afrique du Sud n'a pas de pétrole. Total, présente depuis 1956 fournit le pétrole à l'armée et la police et permet de contourner l'embargo pétrolier décidé par l'Onu en 1977.

2 Le Monde du 13 juin 2011 : Kouchner , Total et la Birmanie

315 décembre 2003, https://www.fidh.org/La-Federation-internationale-des-ligues-des-droits-de-l-homme/asie/Birmanie/Total-en-Birmanie/Reactions-de-la-FIDH-au-rapport-de

4 Le Monde, 20 juillet 1996

5 Emission 90 Minutes Canal + le 11 Avril 2000